Année 40, le nouveau curé, depuis son arrivée, entretient remarquablement notre église dédiée à la vierge Marie. L'édifice s'élève depuis 1858 sur les lieux et place d'une petite chapelle qui, construite en 1530, abritait une statue de la madone disparue à la Révolution Française.
La grand‑messe rassemble chaque dimanche l'ensemble du village et nombre de paroissiennes se félicitent que la cure soit réputée comme l'une des plus belles du coin. Mais bientôt sera ruinée la relation harmonieuse entre le Pasteur et son troupeau.
Difficile de retenir la chronologie des événements qui viendront à tout jamais éloigner nombre de villageois de la « pratique religieuse » mais en voici la teneur.
Depuis peu, l'office du dimanche alimente le « qu'en dira‑t‑on » ; on y entend des prêches conduits avec une véhémence jusqu'alors inconnue. Le curé harangue et sermonne toute « brebis égarée » ou semblant l’être.Devant une telle volée de bois vert, certains hommes osent braver l'autorité du curé en désertant progressivement les bancs de l'église. Ceux‑ci attendent dorénavant dans le café tenu par mes parents, l'épouse et les enfants restés fidèles.La « concurrence » exercée par le bistrot n'est pas du goût de monsieur le curé qui sait me le faire sentir : « C'est pas la peine de lui demander son catéchisme, c'est une fille de commerçant ».
Le jour de ma communion, je me présente en ayant depuis bien longtemps abandonné mon catéchisme. Comme toutes mes camarades, le curé me donne le cierge destiné à éclairer ma foi et, par la même occasion, m’ordonne : « tu ne t'appelleras pas Odette mais Odile parce qu'Odette ça n'est pas un saint ». Dès lors, ce sont les offices que je néglige.
Ma copine Josette rencontre aussi les mêmes difficultés que moi à cause de son prénom. Elle me rapporte, toute rouge de colère, qu'au cours de la grand messe le curé à prophétisé « qu'Odette et Josette ça n'était pas des noms et qu'il valait mieux appeler les enfants pioche ou marteau ». C'est décidé, pour nous il s'appellera « tenaille ».
Les jeunes du village qui font trop souvent l'objet de ce genre d'histoires pensent que le curé ne doit pas les respecter beaucoup pour raconter de telles bêtises et décident de l'embêter à leur tour. Je ne suis pas la dernière pour aller la nuit, sonner à sa porte.
Difficile cependant pour les gamins que nous sommes de vivre totalement indépendants de la tutelle spirituelle de monsieur le curé.
Depuis quelques jours il nous dirige dans la préparation d'un après‑midi théâtral. Nous nous sommes complètement investis dans ce projet et chacun connaît son texte. Alors que notre excitation est à son comble, le curé vient refroidir nos ardeurs : « je ne m'occupe plus de vous car vous ne le méritez pas ».
Nous supposons qu'une histoire avec l'un de nos parents est à l'origine de cette défection mais décidons, cependant, d'aller jusqu'au bout, avec ou sans le curé.
La salle de représentation sera la grange du voisin dans laquelle est dressée une belle estrade. Nous voici fin prêts pour cet après‑midi de distraction qui vient annoncer la rentrée des foins. Quel succès ! Que de monde ! Nous ne sommes pas peu fiers d'avoir si bien joué et surtout d'avoir, par la même occasion, empoché une bien jolie recette. Sur ce dernier point, l'abbé partage notre avis et vient réclamer son dû : l'argent.
C'est compter sans notre caractère car avec le bénéfice, nous partirons faire un petit voyage, accompagnés des religieuses que nous aimons bien.
Sœur Sainte Elizabeth, dont je prononce avec un malin plaisir le nom en détachant et en accentuant chaque syllabe, rapporte à ma mère que je l'appelle « Sainte Bête ». De la correction ramassée j'ai encore le souvenir.
Le curé lui, n'apprécie pas les religieuses et se montre même hostile à leur égard.
La citerne d'eau que le prélat et les sœurs ont en commun est source permanente de chicanes. La dernière invention du curé est d'installer, sur le chemin qui mène à cette citerne, une porte avec une clochette. La religieuse, qui s'aventure à braver l'interdiction d'accès, est ainsi dénoncée par le pimpant grelot de l'alarme et se voit chargée par le chien de notre abbé. La hargne de l'animal est parfois excitée par le saint homme d'un : "allez kiki, mords les".
Les jeunes du village ne supportent plus toutes les petites misères infligées aux bonnes sœurs et décident de monter une expédition punitive. Un soir, ils démontent la porte et la jette au fond du puits lestée d'une grosse pierre. Le lendemain, le curé peut lire cet avertissement : « si vous empêchez les sœurs de prendre de l'eau, vous et votre bonne subirez le même sort. Signé le Maquis ».
Devant tant d'impudente effronterie, le curé ne décolère pas. Personne ne l'avait jusqu'à ce jour vu aussi agité. Il crie qu'il part chercher les Allemands et le voila remontant la rue principale d'un pas décidé. C'est avec les gendarmes du cru qu'il revient.
Ceux‑ci constatent un « bris de clôture » mais décident d'interroger tous les jeunes, ne serait‑ce que pour bien faire comprendre qu'il ne sera pas toléré que l'on puisse faire justice soi‑même. Ils interrogent même le sourd qui manie, handicap oblige, assez bien le crayon ce qui l'avait tout naturellement désigné pour être « le corbeau ».
Le jeune homme n'est pas tranquille, il pense à tous ces petits billets où il inscrit ses fautes et que monsieur l'abbé lit dans le secret du confessionnal. Mais notre homme d'église, bien peu perspicace, reconnaît plutôt « la main criminelle » dans celle de ma mère.
Il vient jusqu'au café et menace : « oui, madame Durantel, c'est vous qui avez fait le mot, je le sais et je vais vous attaquer. Je l'ai reconnu votre écriture ».
Ma mère, armée de son innocence, ne se démonte pas et lui réplique du tac au tac : « Eh bien monsieur le curé, vous n'êtes pas bien malin, car ce n'est pas moi qui ai fait le mot ».
Après ces contrariétés, les jeunes ne veulent pas en rester là et décident dans la nuit même de frapper encore plus fort.
Pour ce faire, ils mettent au défi un camarade qui a ses entrées au presbytère : « tu n'es pas capable d'aller enlever le robinet qui est sur la citerne » et la chose est faite... Là, les gendarmes menacent de prison les mauvais plaisantins mais repartent bredouilles.
Déjà septembre et sa cohorte de pèlerins qui, pendant huit jours, suivront le pèlerinage de Notre Dame de la paroisse. Le curé, pour l'occasion, organise une vente de charité où l'on trouve pieuses images, chapelets et médailles.
A cette kermesse, je découvre par terre, à moitié caché par une grosse pierre, un billet. C'est un grand billet de 50 francs et je le préfère à ces petites coupures de même valeur qui sont depuis peu en service.
Serrant contre moi la fortune mise sur mon chemin, je la porte de ce pas à mon père. Celui‑ci la dépose près du poste radio et je m'en retourne à la kermesse.
A proximité de l'église, je rencontre celle que tout le monde appelle « la gouvernante », « la demoiselle » ou la « femme du curé ». Elle a une « patte folle » (jambe raide) . Je lui rapporte ma trouvaille dont elle réclame aussitôt restitution. Mon père me dit : « s'il est à elle, elle n'a qu'à venir le chercher » et elle ne tarde pas à se présenter au café.
Mon père qui dispute une partie de cartes, l'invite à récupérer son bien près de la radio mais, avec cette petite lueur de malice dans les prunelles, la taquine en lui demandant : « Au fait, Mademoiselle, votre billet, il est grand ou il est petit ?.
- Ah je ne saurais vous dire Monsieur Durantel parce que je l'ai donné à une dame qui est venue à la vente de charité et qui avait perdu un billet de cinquante francs. Alors je lui en ai donné un à moi.
- Alors, il n'est pas à vous ce billet. Vous n'avez qu'à le laisser là.
- Eh bien, je vais appeler les gendarmes.
- Oui c'est ça, allez appeler les gendarmes ».
Les uniformes et les moustaches sont là ; après quelques palabres mon père est invité à rendre à la demoiselle ce qu'elle prétend être son bien. « Je n'irai pas lui porter, elle n'a qu'à se déplacer.
- Mettez le dans le tronc de l'église, comme ça vous n'aurez pas à le lui donner directement », conseillent les gendarmes.
Mais mon père qui ne se satisfait pas de ce compromis garde le billet. La « demoiselle » ouvre fébrilement le tronc : mis à part quelques pièces, point de cinquante francs. Elle enrage et fait de nouveau appel à la force publique. Notre histoire de billet est promulguée au rang « d'affaire policière » et je ne suis pas peu fière d'être auditionnée au cours de l'enquête que les gendarmes diligentent. La dame qui a perdu le billet est identifiée et reconnaît comme vrais les dires de la gouvernante.
Peu de temps après, « la demoiselle » toute triomphante se représente : « Monsieur Durantel, je viens chercher MON billet.
- Oui Mademoiselle, je vais vous le donner votre billet ».
Et déposant sur le sol la coupure il ajoute : « Ma fille l'a ramassé par terre ; alors vous aussi, vous vous baisserez pour le ramasser ». Sur le pas de la porte elle se retourne : « Ça, vous ne l'emporterez pas au Paradis » puis en clopinant, se sauve.
Je continue à penser que ce jour‑là mon père ne fût pas gentil mais il y avait tant de volonté de nuire en face... Pour preuve, cet autre épisode de la vie de notre village pendant la guerre.
Comme d'habitude et si leur emploi du temps le leur permet, s'arrêtent au café de mes parents, les gendarmes qui troquent la selle de leurs chevaux pour un banc autour d'une table où l'on tape le carton.
« La demoiselle » qui passe devant la porte pour faire ses courses ‑ c'est ainsi lorsqu'elle se met dans la tête que ma mère la vole ‑ jette dans l'estaminet un long regard désapprobateur.
Quelques jours plus tard, parvient à la gendarmerie une lettre anonyme... en provenance du presbytère : « le maire détourne les fonds de la commune, les gendarmes font aux cartes chez Durantel et Madame Durantel fait du marché noir ».
Cette nouvelle histoire se solde par une perquisition chez ma mère où, pour quelques jerricans d'essence obtenus pour sa voiture mais non utilisés, amende est dressée. Ma mère, qui ne se déplace qu'avec son vélo en tractant son « carétou » (petite charrette à deux roues) et qui se rend à Aurillac en autobus pour y faire son commerce, est un peu amère.
Le maire lui, décide : « Je ne peux pas laisser tomber, c'est trop grave » et gagne son procès tout en obtenant des dommages et intérêts. Quant aux gendarmes l'histoire ne donne pas la suite donnée...
Mais « la goutte qui vient faire déborder le vase » est la menace de partir, formulée par les religieuses dont l'une d'entre‑elles vient d'être frappée d'excommunion par le curé.
Perdre les bonnes sœurs dont on apprécie les services au chevet des malades et dans les préparatifs des défunts, c'en est trop pour le village.
Les femmes se déplacent massivement pour porter une pétition à Monseigneur l'évêque de Saint-Flour. Celui-ci les écoute et les entend puis relève le prêtre de ses fonctions.
Le nouveau curé est du coin. Par son honnêteté, sa disponibilité et son attention, il réussit à reconquérir la confiance et l'estime de ses paroissiens et réduit au rang de l'anecdote les frasques de son prédécesseur. Presque tous retrouvent le chemin de l'autel.
Au cours de ce conflit, j'aurais pu m'éloigner bien au delà du chemin de l'église. Mais Dieu, dans sa vigilance, m'avait remis plus qu'un cierge pour éclairer ma foi. Près de la fenêtre de la cuisine, absorbée par la lecture de son livre de messe, ma grand-mère paternelle souriait lorsque je lui demandais : « Tu n’as pas peur de mourir grand-mère ? » et elle répondait : « Oh non ! car quand on meurt, on voit Dieu ». Douce et bonne, elle savait écouter et consoler. Lorsque j'étais enceinte de ma fille, elle me disait : « fais une neuvaine à la Sainte Vierge.
‑ Je n'en ai pas envie, fais‑le pour moi grand-mère.
- Je vais le faire pour toi, mais moi quand je serai morte, qui c'est qui priera Dieu pour moi ? ».
Devant tant de tolérance et d'amour, je pensais que ce n'était que justice que Dieu la protège et ne priais donc pas. Aujourd'hui, en souvenir de cette grand‑mère, voici deux prières. Ce sont celles apprises au creux de son lit lorsqu'elle m'y acceptait avec tendresse.
Réveille toi pauvre chrétien
Réveille toi pauvre chrétien
Quitte ton lit, prends tes habits
Pense à la mort de Jésus Christ
Né pas questiou mé dé mouri
(il n'est pas question de mourir)
Ché lon chobio qué débini
(si l'on savait quoi devenir)
Terré chénto té coubriro
(Terre sainte te couvrira)
La bermino té mantsoro
(la vermine te mangera)
De tsour en tsour
(de jour en jour)
Coumo lo fuiéillo é lo flour
(comme la feuille et la fleur)
Prends mon cœur le voilà Vierge ma bonne mère
C’est pour se reposer qu'il a recours à toi
Il a goûté les vins, fruits de la terre
Ta secrète parole est si douce pour moi.
Que j'aime de ton front ta couronne immortelle
Ton regard maternel, ton sourire si doux
Mère plus je te vois, plus je te trouve belle
Pour te donner mon cœur, je suis à tes genoux
Hâte toi de le prendre et si jamais plus tard
Je te le redemande, ne me le rends plus
Dis moi à ce jour que tu ne peux accepter ma demande
qu'il est tien sans retour
Rends moi pure à tes yeux
La foi, la charité, la sublime espérance
Et quand mes yeux mourront, baisseront sur la tombe
Donne moi pour voler l’aile de la colombe
Qui vient me recevoir à la porte du ciel
Le curé de mon enfance, Odette Blangis, Chronique du Veinazès N°1 - 1994.
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