« C’était en 1195, vers les derniers jours d’août, une sécheresse extraordinaire désolait depuis longtemps les contrées méridionales du Haut-Pays d’Auvergne. Par suite de la disette des eaux, le Langayroux, qui sépare Ladinhac de Leucamp, pouvait à peine alimenter le moulin du château d’Auberoque, que Gérard de Fontanges, chevalier aussi recommandable par ses actes de charité que par ses brillants faits d’armes, avait fait construire, pour ses vassaux, après son retour des Croisades. Les rivières et les ruisseaux étaient presque taris ; les fontaines étaient à sec. Les champs avaient été brûlés par l’ardeur constante du soleil, les arbres dépouillés de leur verdure, les troupeaux qui font la richesse de ce pays, languissaient et les habitants eux-mêmes, malades levaient au ciel leurs mains suppliantes pour voir finir cette désastreuse calamité. On faisait des neuvaines à Saint Aignan et à Saint-Ferréol et de longues processions se déroulaient dans les campagnes sous les bannières des augustes patrons, pour obtenir la pluie désirée.
Par une de ces journées de chaleur de plomb si accablantes, le meunier Jacques Leroux était allé, une après-midi, poussant devant lui son mulet, rapporter une charge de farine à la Comparnie. Il avait à peine repris son chemin à travers les champs et les bois, quand le soleil qui déjà dardait ses rayons dévorant, fut soudain obscurci par d’épais nuages. Bientôt, un bruit sourd commença à gronder au loin et à ébranler cette campagne tout à l’heure si tranquille. De larges gouttes de pluie frappaient le feuillage et le vent secouait fortement les branches des châtaigniers et des chênes. Les éclairs brillaient sans interruption ; à chaque instant, le tonnerre se faisait entendre plus rapproché et plus formidable. Jacques était tout surpris de ce changement si subit et si imprévu survenu dans l’atmosphère. « Quel bonheur, se disait-il ! C’est de l’or qui tombe sur nos terres, c’est du pain pour les pauvres ! » et il adressait à Dieu une prière d’actions de grâces.
L’eau ruisselait sur ses habits et inondait son compagnon de fatigues. A peine avaient-ils, l’un et l’autre, assez de force pour lutter contre la violence de la tempête. O terreur ! Au moment où le meunier n’avait plus que quelques pas à faire pour trouver un bon abri et rentrer à sa demeure où l’attendaient les joies et les caresses de la famille, il ne voit plus le pont qu’il venait de passer, il y avait à peine quelques instants. Le ruisseau changé en torrent furieux, l’avait rompu et entraîné bien avant dans son cours. Quoique le soleil n’eût parcouru qu’un peu plus de la moitié de sa course, néanmoins la pluie torrentielle, l’ouragan, le brouillard qui semblaient alors se disputer l’empire du monde, ne permettaient pas d’apercevoir son moulin et les êtres si chers à son cœur qui l’habitaient avec lui. Pendant qu’il délibère inutilement, en proie au plus vif désespoir, il est abordé par un vieillard enveloppé d’un manteau rouge et dont les yeux brillaient comme des escarboucles.
Que donnerais-tu, lui dit-il, avec un sourire plein de malice, pour avoir un pont que tous les orages, toutes les tempêtes du ciel et de la terre ne renverseraient plus désormais ?
A quel prix le mettriez-vous ?
Je n’ai que faire de ton argent, ta reconnaissance et ton dévouement pourraient seuls acquitter ce service.
Comment vous les témoigner ?
D’une manière facile, en me donnant en échange ce que tu as en ce moment derrière la porte du moulin.
Mais qui êtes-vous pour disposer d’une telle puissance, seriez-vous le Diable ?
Eh ! que t’importe ! Acceptes-tu, oui ou non ?
L’embarras de Jacques était extrême… Il lui répugnait sans doute de se mettre en relation d’affaires avec Satan, cet imposteur qui avait été homicide dès le commencement, mais ne plus revoir son épouse, son enfant, son petit Joseph, âgé de trois ans, si aimable, si riant !… Quoi de plus propre à le navrer à le torturer jusqu’au fond de ses entrailles !… Après tout, pensait-il en lui-même, le Diable n’est pas de trop mauvaise composition, il ne demande seulement que ce que j’ai derrière la porte, peut-être le gros balai de bouleau, que sais-je ? … S’il y tient, accordons-le-lui, moyennant ce léger sacrifice, je n’aurai plus à me tourmenter du pont du moulin, ni à craindre que les débordements du ruisseau retardent mon arrivée au logis. Le marché est conclu… Il ignorait, l’imprudent, qu’il venait de vendre une âme à Satan, l’âme de son bien-aimé Joseph !…
Il voit, sur-le-champ, des fondations se creuser, d’énormes blocs de granit se mouvoir par des forces invisibles, s’aligner symétriquement et former un pont, œuvre digne de la main des Cyclopes.
Jacques le franchit rapidement et se trouve dans les bras de sa femme qui pleurait de joie et du Seigneur d’Auberoques qui était accouru à l’approche du danger, plein d’inquiétudes et de craintes pour la vie de ses fermiers.
Sans répondre à leurs questions, il demande son enfant, il le cherche et quelle n’est pas sa stupeur, l’étendue de ses angoisses de le rencontrer derrière la porte de la maison où il s’était endormi en appelant son père, pendant l’orage.
Ah ! Malheureux ! s’écrie-t-il aussitôt, qu’ai-je fait ? J’ai vendu mon fils au démon ! Et il raconte ses transes, son trouble, au milieu de la tempête, à la vue du débordement du ruisseau qui menaçait de tout détruire, sa rencontre avec le Diable, leur marché, sans oublier le nouveau pont qui en est le prix odieux.
Gérard de Fontanges s’empressa de consoler les deux époux éplorés, de leur assurer que l’enfant appartient à Dieu seul, son créateur et que nulle puissance n’est capable de la lui ravir. Il leur apprend de plus qu’au besoin son Maître céleste enverrait un ange, un prince de sa cour pour le défendre contre les prétentions de l’esprit de ténèbres. Le pieux et confiant chevalier avait à peine prononcé les derniers mots, qu’on voit arriver d’un côté le vieillard en manteau rouge, et d’un autre, un jeune et beau chevalier rayonnant d’ardeur et armé de toutes pièces. Or, à l’instant un combat se livra sur les nuées du ciel. Il fut long et terrible : on entendit tout le temps le son des trompettes et des clairons se mêlant aux sifflements, aux rugissements, aux hurlements, aux tonnerres les plus effrayants. Enfin, le duel se termina après qu’on eut vu un monstre noir, hideux, aux ailes de chauve-souris, se précipiter dans un gouffre de Langayroux, dont on n’a pu jamais connaître la profondeur.
Tel est, d’après la tradition du pays, l’origine du Pont du Diable sur le ruisseau du Langayroux et comme Satan ne peut rien faire de correct, on remarque en un endroit, une brèche qu’il a été impossible de fermer.
Gérard de Fontanges, voulant perpétuer le souvenir de ce prodige, changea les armes de sa maison et porta dans la suite : d’argent à la tête d’ange d’azur en abîme. La famille de Bonastar de Fontanges adopta plus tard le même blason.
Ne soyez donc point surpris si le Langueyroux est si triste, si ses bords sont frappés de stérilité, si les lieux qu’il arrose sont sans fraîcheur, sans poésie, si l’artiste n’y vient jamais y puiser ses inspirations, si le gazouillement du rossignol, de la fauvette ne s’y fait entendre que rarement, c’est qu’il a été souillé, maudit par la présence de Belzébuth.
Dieu, dans des vues de bonté et de miséricorde, daigna épargner à Joseph les épreuves de la vie, et il l’appela à lui quelques jours après la scène que nous venons de rapporter. A sa mort, ce fut un harmonieux concert de voix suaves, mélodieuses, qui adoucirent les regrets et les douleurs de Jacques et de son épouse ; c’était son ange protecteur accompagné d’une foule d’esprits célestes qui venait recueillir l’âme de son ami et l’introduire au sein du vrai bonheur.
Il approche comme l’aube
Qui s’avance à l’horizon
L’or ondoyant de sa robe
Trace un lumineux sillon
Sur l’innocent qui sommeille
Il se penche gracieux
Et murmure à son oreille
Et du doigt lui montrant les cieux ;
Dans tes jeux, sur la prairie,
Tu m’appelais près de toi,
A mon tour, je te convie
Jeune ami, viens avec moi.
Ma prairie est bien plus belle,
Viens ! dans mes jardins charmants
La moindre rose étincelle
Plus belle que les diamants.
Vois-tu ma Reine chérie
Qui t’ouvre ses bras bénis ?
Je suis Idel, ma patrie,
Enfant, c’est le paradis.
La voix expire… le rêve
S’évapore. Mais hélas !
En vain l’aurore se lève,
L’enfant ne s’éveilla pas.
Ses paupières étaient closes
Par le sommeil éternel
Il ne cueillit plus de roses
Que dans le jardin du ciel.
Cette même légende est rapportée dans les années 1950 avec deux variantes.
Dans « Le Cantal Indépendant » Jean Fau la raconte sans la destruction du pont : « […]La nuit était tombée, maintenant, et [la] marche [de Jacques le meunier] se trouvait ralentie par les ombres et le chemin trop étroit. Le moulin apparut enfin et la pâle lumière du « lun » semblait lui sourire derrière les carreaux. Hélas ! le ruisseau était en cru, son débit augmentait de plus en plus et empêchait tout passage ! Que faire ? … Il ne pouvait certes pas coucher là ; sa femme et son petit l’attendaient à la maison. […] »
Dans un manuscrit collectif sur la commune de Ladinhac intitulé « pour aimer son village, il faut le découvrir, l'explorer, le connaître », les adolescentes, auteurs de cet ouvrage réalisé en janvier 1950 racontent la légende en évoquant l’Archange Saint Michel :
« […] Au moment de prendre le balai, il y eu derrière la porte sa fillette qui boudait et le Diable voulait l'emporter, malgré l'opposition du meunier, mais en cet instant Saint Michel apparut dans les airs; entre l'Archange et l'Ange des ténèbres, s'engagea une violente lutte ; ce dernier fut projeté dans un gouffre en aval du moulin dont personne n'a pû paraît-il sonder le fond ».
Abbé Figeac, journal La Croix du Cantal, 1909, Archives départementales du Cantal.
Copyright Pays du Veinazès - 2020